Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol                          -                                 CAHIER D'HISTOIRE DE REVEL N° 21     pages 21-23

 

L’écluse d’En Cassan,
témoin d’un problème rencontré pendant la première phase de construction du canal du Midi.

 

Par Gérard Crevon

 

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RETOUR CAHIER D'HISTOIRE N° 21

Commencé en 1667 et définitivement mis en service à la fin de l’automne de 1673, le tronçon Toulouse-Naurouze du canal du Midi fut le laboratoire dans lequel Riquet fit son apprentissage et mit progressivement au point son art des canaux.
L’histoire de l’écluse d'En Cassan, près d’Avignonet, aujourd’hui double, mais qui à l’origine n’avait qu’un seul sas (1), illustre un aspect de cette problématique.
Dans le domaine du nivellement, les instruments dont Riquet disposait étaient assez rudimentaires : on effectuait les visées au moyen d’une longue règle à pinnules (2) que l’on disposait à l’horizontale à l’aide d’une équerre de maçon, c’est-à-dire, en fin de compte, sous le contrôle du fil à plomb. Néanmoins, maniée par des mains expertes et des yeux perçants elle donnait des résultats d’une précision étonnante. Cependant celle-ci était encore insuffisante pour mener à bien le tracé des biefs du canal dont l’horizontalité doit être parfaite.

La première mise en eau complète du tronçon Toulouse-Naurouze eut lieu au début de janvier 1672. Ce fut l’occasion, pour Riquet, de constater que la hauteur de l’eau dans le bief aval de l’écluse d’En Cassan, au-dessus du seuil (3) de la porte inférieure, était totalement insuffisante par rapport au devis qui tenait lieu de cahier des charges, lequel imposait six pieds (1,95 m). On avait donc commis une erreur importante dans le nivellement de ce bief, la retenue (4) de Renneville. Le fond de celui-ci n’était pas parfaitement horizontal mais présentait une pente vers l’aval. Un problème semblable, bien que de moindre ampleur, se présentait à l’écluse de Montgiscard pour la retenue de Vic. Néanmoins, ce défaut n’empêcha pas une première navigation de plusieurs barques entre Toulouse et Naurouze (5). Celles-ci devaient être des embarcations qui naviguaient régulièrement sur la Garonne, le Lot et le Tarn, et donc présenter un faible tirant d’eau comme tous les bateaux fluviaux.

L’inauguration officielle de ce tronçon de Naurouze à Toulouse était prévue pour la fin de l’assemblée annuelle des États de Languedoc.

Riquet se débrouilla pour procéder quand même à la cérémonie, et celle-ci fut célébrée en grande pompe les 21 et 22 février 1672, par une navigation solennelle à laquelle prirent part l'évêque de St-Papoul et d'autres éminents représentants des États de Languedoc (6), mais ensuite  Riquet fit remettre le canal à sec afin de recreuser les biefs défectueux et de construire un deuxième sas en aval du premier pour rattraper la dénivellation (7).

Selon un document (8) sans date mais très certainement aux alentours de 1700, la hauteur de chute (9) du sas amont de l’écluse ainsi modifiée était de 3,13 m. Elle était du même ordre de grandeur que celle de certaines écluses simples comme par exemple celle de Négra, et que celle du sas amont de l’écluse double de Laval (10) ; c’était donc probablement celle du sas initial. Celle du sas aval, le sas supplémentaire que l’on avait alors créé, était de 1,55 m. Cette dernière valeur représente donc, selon toute vraisemblance, l’erreur de nivellement commise. La profondeur de l’eau sur le seuil de la porte inférieure de l’écluse initiale était donc seulement de 40 cm ! Il faut croire que les premières barques qui naviguèrent-là étaient de très faible tirant d’eau !

ECLUSE-EN-CASSAN

Écluse d'En Cassan,  porte aval                                                                      Crédit photo : G. Crevon

 

ECLUSE-GARDOUCH

Écluse de Gardouch - plan Lalande (1778)

Pour que l’inauguration ne risque pas trop d’être perturbée, Riquet avait pu relever le niveau du bief aval de 10 à 20 cm en rehaussant de la même valeur les portes de l’écluse de Renneville (11), mais il ne pouvait pas aller bien loin dans ce sens. On peut aussi imaginer qu’il avait pu détourner l’attention des participants en leur offrant un divertissement à terre pendant que les barques franchissaient l’écluse. Quoi qu’il en soit la relation de l’inauguration ne fait mention d’aucun incident.

Si un écart de cette importance n’est pas tolérable sur un canal de navigation, il faut tout de même observer que son amplitude est extrêmement faible en valeur relative : le bief Renneville - En Cassan ayant 2800 m de long cela ne représente qu’une erreur de 0,06 % ! Et il s’agit de l’erreur la plus forte commise sur les 16 biefs du tronçon ! Les niveleurs de cette époque étaient donc compétents, mais on avait atteint les limites de leurs possibilités. De toute évidence cela ne suffisait pas pour tracer des canaux. Cependant l’expérience indiquait d’elle-même la direction à suivre pour progresser : c’est en mettant en eau que l’on avait constaté l’erreur. Riquet tira donc profit de la mésaventure en affinant la méthodologie : avant de tracer au sol l'implantation d'une écluse on vérifiait systématiquement l'horizontalité du fond du bief par une mise en eau de quelques décimètres, suffisante pour ce genre de constatation (12). À la suite de quoi ce type d'erreur ne se reproduisit plus.
La section Toulouse - Naurouze fut remise en eau à la fin de l'automne 1673 et alors définitivement ouverte à la navigation.

Actuellement les chutes de chacun des deux sas d’En Cassan sont du même ordre de grandeur : 2,41 m et 2,44 m, soit une chute totale de 4,85 m alors que les valeurs mentionnées  dans les archives (aux alentours de 1700) donnaient une chute globale de 4,68 m. C’est donc que depuis cette époque l’écluse d’En Cassan a été en grande partie reconstruite (de même que d’autres écluses de la section puisque le réglage du niveau nominal des plans d’eau a été modifié).  La raison en est probablement une recherche d’économie de l’eau : plus les sas sont de faible volume moins on dépense d’eau lors d’une éclusée.

Le document A.C.M. 471-4 daté de 1724 donne des hauteurs presque identiques pour les portes médiane (13 pieds) et basse (13 pieds 3 pouces), ce qui montre qu’une refonte était déjà faite à cette date. Si l’on suppose que les hauteurs des plans d’eau au-dessus des éperons étaient nominales (6 pieds = 1,95 m), alors les chutes dans chaque bassin étaient respectivement de 2,27 m et 2,36 m et la chute totale de 4,63 m, ce qui est quasiment la valeur aux alentours de 1700.
Par conséquent seul l’éperon de la porte intermédiaire avait été modifié : il avait été remonté de 86 cm (de même probablement que le radier du bassin supérieur).

Onze ans après, une nouvelle correction fut apportée au nivellement du bief aval : l’état annuel de projets (prévision de travaux) de 1735 (ACM-EAP/1735) proposait de recreuser la retenue de Renneville à l’aval de l’écluse d’En Cassan sur une longueur de 1530 m. Le volume à enlever (16 380 m3) correspond à un approfondissement moyen de 55 cm. Ce qui fut exécuté puisque la mention Bon figure en marge du document.

À une date imprécise que l’on situe entre 1735 et 1739, un nommé Colombier rédigea un mémoire sur les éperons de défense des écluses entre Garonne et Naurouze (13). Il a mesuré une dénivellation de 4 cm entre les éperons de la porte basse d’En Cassan et de la porte haute de Renneville. Cet excellent nivellement de la retenue de Renneville n’a pu être obtenu qu’au moyen de la mise en eau du bief rectifié. Il montre en outre que ce recreusement fut logiquement suivi d’une reprise du bassin et de la porte avals de l’écluse d’En Cassan. Pour celle-ci Colombier donne une dénivellation de 4,74 m entre les éperons haut et bas, ce qui correspond à la chute globale si les hauteurs des plans d’eau des deux biefs sont égales. On s’est donc rapproché des 4,85 m de chute actuels. Il est probable que depuis cette époque d’autres réajustements ont encore été apportés.

Le cas d’En Cassan est peut-être un exemple extrême mais il montre que la mise au point des éléments constitutifs principaux du canal, les biefs et les écluses, furent le fruit de tâtonnements qui s’étendirent sur une longue période.

 

Gérard Crevon, mars 2016

 

NOTES

1 -. Sas : aussi appelé bassin. C’est la partie de l’écluse située entre deux portes consécutives. La plupart des écluses n’en comportent qu’un seul mais plusieurs en comportent deux, voire trois. Exceptionnellement, celle de St-Roch à Castelnaudary en comporte quatre et celle de Fonseranne à Béziers en compte huit.

2 -. Peut-être de 4 ou 5 pieds de long, soit 1,30 m ou 1,625 m.

3 -. Seuil : aussi appelé éperon ou busc. C’est sur lui que vient s’appuyer le bas des vantaux d’une porte d’écluse lorsqu’elle est fermée.

4 -. Retenue : bief. On donne à une retenue le nom de l’écluse qui ferme le bief à son extrémité aval car c’est la porte haute de celle-ci qui retient l’eau contenue dans celui-ci. Cette porte haute est aussi appelée porte de défense.

5 -. Louis de Froidour, 1672, Lettres à Barillon d’Amoncourt, 3e lettre.

6 -. L’archevêque de Toulouse, Pierre de Bonzi, président des États de Languedoc, devait initialement y participer car il souhaitait vivement faire son entrée solennelle dans son diocèse de cette manière. Mais il avait dû se rendre directement à Paris dès la fin de l’assemblée des États. L’intendant de Languedoc Claude Bazin de Bezons avait lui-aussi prévu d’y participer, mais il avait probablement suivi le même chemin que Bonzi. Cf. Guy Hermet, Du nouveau sur le canal du Midi, l’inauguration officielle par Paul Riquet de la section Naurouze-Toulouse les 21 et 22 février 1672, dans L’Auta de mars 1999. Voir aussi la 3e lettre de Froidour.

7 -. Archives du Canal du Midi, liasse 13, pièce 6 (A.C.M. -13-6), Mémoire Bezons, Lafeuille, Riquet, octobre 1672 : « Les deux écluses ajoutées pour perfectionner la navigation de Naurouze à Garonne et le creusement et élargissement nécessaires du canal seront faits dans le reste de cette année. » Il s’agit des sas ajoutés aux écluses d’En Cassan et de Montgiscard.
A.C.M. -31-56 : lettre d’Andréossy à Riquet du 31.4.1673 : « J’ai été à En Cassan où l’on met le pavé à la dernière muraille… ».
A.C.M. -31-57 : lettre d’Andréossy à Riquet du 18.6.1673 : « … le creusement du canal entre Renneville et En Cassan est presque fait… ».
A.C.M. -31-59 : lettre d’Andréossy à Riquet du 11.11.1673 : « … les portes … celles du Sanglier, Gardouch et En Cassan, auxquelles on travaille et on monte incessamment ; … »


8 -. A.C.M., liasse 465, pièce 28, p. 43

9 -. Chute = dénivellation que le sas permet de franchir. Lorsque l’écluse ne comporte qu’un seul sas, c’est la différence de niveau entre les deux plans d’eau reliés par cette dernière. Elle est égale à la différence de hauteur des seuils des deux portes d’un sas à condition que la hauteur d’eau sur ces seuils soit conforme à la norme.

10 -. L’écluse de Laval était double dès l’origine.

11 -. Le document cité montre par ailleurs que le réglage du niveau de l’eau dans les biefs a été fait de cette manière par des pièces de bois rapportées au-dessus de l’entretoise maîtresse des portes.

12 -. A.C.M. 13-6, Mémoire Bezons, Lafeuille, Riquet, 1672 : «  Et l’on fait ainsi les excavations (des biefs) avant que de placer les écluses parce que, n’y ayant point de niveau si certain que celui de l’eau, on fait les choses avec certitude par ce moyen sans être obligé d’y revenir. »

13 -ACM-471-10

 

RETOUR CAHIER D'HISTOIRE N° 21